L’occitan par Jean Pierre Batsère

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Nous mettons en ligne ce texte proposé à l’atelier « occitan » par Jean Pierre Batsère sur  cette langue que nous pouvons encore « relever » nous-dit-il. Vous aurez pour ceux qui la pratiquent et l’aiment  une traduction de ce très beau texte mais soyez patients car cela demandera du temps pour être le plus  fidèle possible à l’original.

Racines

Il faisait chaud en cette nuit d’été. Joan ne trouvait pas le sommeil. Il se leva. Il sortit de la maison. Dehors régnait l’obscurité. Il n’eut pas le temps d’avoir peur. Il sentit tout de suite sur ses joues le doux baiser de la nuit. Il ne savait pas que la nuit embrasse comme une mère. Joan restait planté, là, dans la cour de la maison de ses grands-parents.  Les mains de la nuit caressaient par moment ses cheveux, d’un tout petit souffle de vent. Il respirait avec ce souffle. Il s’assit. La terre était encore chaude de la lumière cachée, chaude comme la peau vivante d’un ventre maternel. Il le reconnaissait bien pour avoir caressé la chaleur sous laquelle s’abritait sa petite sœur qui allait naître, il y avait des années déjà.

« Hèsta », la chienne, vint lui faire justement la fête. Ses yeux brillaient. Elle quémanda des caresses. Elle s’enfonça dans la nuit.

C’est alors que, levant les yeux, il vit les étoiles. La nuit lui offrait sa robe de bal, constellée de soleils. Il eut envie que son grand-père lui raconte les étoiles et leurs danses jusqu’au jour. Une lumière naissait. La lune jetait timidement un regard, et, comme il ne bougeait pas, elle osa se montrer entière et ronde, heureuse et ravie. Il fallait que Marie voie cela. Joan alla gratter aux volets de sa chambre.

« Marie ! Même si tu dors,  viens voir ! C’est magnifique ! »

Marie enjamba la fenêtre. Ils allèrent s’asseoir sur une large pierre posée en bordure du monde. Le Papet et la Mamé venaient s’y reposer le soir, contempler le monde auquel ils appartenaient, peser la terre à laquelle ils appartiendraient. Et ils rentraient, gascon aux lèvres, rieurs et sereins.

« Tu sens les parfums ? demandait Marie. Tu entends ces bruits sans nom et ces silences si purs qu’on entendrait un chat faire sa toilette ? … La lune a jeté une lumière de neige sur les choses, un si léger voile de tulle sur le paysage… Presque une autre pensée… »

Les filles, se disait Joan admiratif, ne sont pas toujours très fortes au foot. Mais elles ont vraiment du vocabulaire et des connaissances que les garçons n’ont pas.

Ils restèrent ainsi un long moment à regarder vivre les ombres et les clartés, à écouter les bruits et les voix de la nuit. Ils se disaient tout bas les beautés qui leur naissaient.

« J’ai un peu froid, maintenant, dit Marie. Je vais rentrer dormir. Tu m’aides à repasser la fenêtre ? »

Ils se levèrent et tombèrent dans un grand trou comme une bouche soudain béante, sur un tas de branches ou de racines ?

« Tu as mal ?

-Non et toi ?

-Rien… Et tu connaissais ce trou, ici ?

-Mais, non ! Je ne comprends pas ! »

Même en faisant la courte-échelle, ils ne parvenaient pas au bord de ce trou. Même en tirant sur les racines ils ne pouvaient monter bien haut. Ils retombaient. Il fallait attendre le jour que Papet leur descende une échelle ? Il y avait d’étranges bruits en ce fond noir de trou. Des bêtes ? Quelles bêtes ?                  

« On dirait des paroles », murmura Marie d’une voix apeurée et Joan ne put répondre, la gorge serrée, lui aussi.

Au bord des lèvres du trou, le ciel laissait un rond d’étoiles. Ils entendirent des bruissements, comme un glissement de balai ou de choses qu’on traine et les plaintes d’une chanson. Qui balayait à cette heure ? Qu’importe. Il allait les sortir de cette bouche de terre ! Et ils appelèrent. Ils reçurent pour réponse une avalanche de feuilles et racines. Mais bientôt une ombre cacha les étoiles.

« Qui êtes-vous ? Que faites-vous dans le gosier de cette terre ? » Aïe ! L’ombre parlait gascon ?! Les enfants n’y comprenaient rien.

« Vous voyez bien que nous sommes tombés ! Sortez-nous ! Ou allez chercher du secours, notre « Papé », ici, à la ferme Bonnecaze !

-Papet ?… « Bounocazo » ? soufflait l’ombre. Nanni. Je ne peux pas. Je suis une ombre, l’Esprit rompu de la terre de ce pays. Je dois ramasser tous nos mots tombés au sol, nos mots de la terre et du ciel, les mots de la tendresse, du travail, de la mécanique, les mots des outils, les mots du manger, des champs, des volailles, des troupeaux, les cris qui les appellent, les mots des rencontres, ceux des rires et des colères, tous les mots des ruisseaux et des arbres, tous nos mots, tous, arrachés du vivant comme des racines mauvaises. Je dois les jeter à la bouche de la terre. Une force a balayé nos mots et les jette à pourrir. Et que le temps les efface. » Et lui aussi s’effaça. Il jeta encore des herbes et racines, des mots qui avaient résonné dans la cour de Bonacaza.

« C’est affreux, cette ombre. Ca me fait froid dans le dos.

-Et puis, « bla-bla » et plus personne ! Tu as compris ce qu’il a dit ?

-Non. Enfin pas grand-chose. Deux mots que Mamé ou Papet disent parfois. J’aime bien. »

Marie, machinalement avait pris une petite racine en ses mains, pour les occuper, avant qu’elles ne tremblent.

La petite racine dit : « Lutz ! » et vint une petite lumière. Marie la jeta de surprise et de peur. La petite racine s’éteignit. L’étonnement passé, les enfants essayèrent de la retrouver. Dans ce trou noir de fond de nuit de terre… comme une aiguille dans une meule de foin ! Mais à tâtons ils trouvèrent des racines. Dès qu’ils leur donnaient un peu de la chaleur de leurs mains, les racines parlaient. Ils entendirent ainsi : « hont » « vaishèth ! » « matigat » « familha » « passa-camin » « may e pay » « parpalhòu » « ausèth » …

Peur cette fois : il y avait un animal, un gros, qui longeait le bord du trou. Joan et Marie se serrèrent. D’autant plus que l’animal émettait des cris sourds et glaçants.

« Mais… mais, c’est « Hèsta » ! Va chercher la corde ! Allez ! On va jouer ! La corde !» La chienne disparut. « Eh ! Tu as une flûte pour dresser la corde ? »

Un paquet flasque tomba : la corde. Joan attacha à un bout le plus de racines possible et lança le fagot. Il dût recommencer plusieurs fois. La chienne frétillante revenait rapporter la corde ! Enfin, le fagot se coinça. Joan aida Marie plus légère ; il put suivre. Ils passèrent presque toute la nuit à ramener des racines du fond du gosier de la terre.

Le lendemain, tard, par-dessus les tartines, Marie et Joan lancèrent, à voix haute, les mots tirés de la terre d’ici et retenus en leurs mains. « Lutz » « hont » « vaishèth ! » « matigat » « familha » « passa-camin » « may e pay » « parpalhòu » « ausèth » … La Mamé en laissa tomber un bol qu’elle essuyait, le Papet laissait s’éteindre sa pipe.

« Dis-moi, Papet, Mamé, que disent ces mots ?

-Et où les avez-vous gahats ? »

Les enfants racontèrent leur aventure. Leur rêve ? Et les grands-parents pleurèrent. Ils pleuraient soudain de la honte d’avoir enterré vivants les mots de leurs parents, de leur enfance, du visage de la terre. Les enfants les serraient. 

« Nous connaissons plein de copains ! Comme des jardins. Nous y planterons des racines. Il faudra bien qu’elles reprennent ! Et vous, Mamé, Papet, semez-nous vos mots. »

Le Papet ralluma sa pipe. Il y eut un petit nuage et puis sa voix.

« Nous avions deux langues qui se mariaient et s’épaulaient. Ecoutez : « Oiseau » c’est le vol de l’épervier, qui plane le ciel. « Auseth » dit le vol des chardonnerets ou de la mésange. Nous avons laissé perdre la moitié du monde…

-Nous pouvons la relever ! Si vous nous aidez !!… »

Jean Pierre Batsère

Janvier 2018

 

 

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